Nope est le troisième long métrage de Jordan Peele, après Get out et Us. Si ce second opus sur le thème du double maléfique sur fond de lutte des classes nous est apparu moins convaincant, il faut bien admettre que c'est principalement en raison des attentes immenses suscitées après Get out. Avec ce brillant premier film coup de poing - oscarisé pour le meilleur scénario original - le cinéaste était en effet parvenu à faire bouger le curseur du cinéma horrifique, en y superposant une violente critique sociale d'un pays gangrené par le racisme.
Dans Get out, le cheval était déjà là, tapi dans l'ombre © Jordan Peele |
Quand le cinéma de genre devient politique
Dans la catégorie des films d'horreur comportant un sous-texte politique, George A. Romero nous offrait en 1978 Zombie, dans lequel une horde de morts-vivants affamés poursuivait un groupe de survivants, réfugiés dans un centre commercial abandonné. On pouvait alors y voir une critique acerbe d'une société de consommation en décomposition.
Plus explicitement politique, Quentin Tarantino s'attaquait au registre du western, dans les années 2010, en réalisant le désarçonnant Django unchained suivi du crépusculaire Les huit salopards. A travers ce dyptique pré et post-guerre de Sécession, le cinéaste iconoclaste représentait alors à l'écran un impensé, en brodant un même motif : le renversement des rapports de domination entre Blancs et Noirs.
Un seul cheval blanc pour cinq chevaux noirs - Les huit salopards © Tarantino |
Enfin, en 2018, les studios Marvel adaptent Black Panther, un comics co-créé par Jack Kirby et Stan Lee. Bien qu'il soit né à peine quelques mois avant le lancement du parti des Black Panthers, en 1966, le nom du personnage serait en réalité une référence au surnom d'un bataillon de GI's de la Seconde Guerre mondiale. L'intrigue du film de super-héros se situe à Wakanda, un royaume africain fictif prospère, doté d'une technologie avancée et qui n'a connu ni la colonisation ni l'esclavage. Aux antipodes d'une Afrique post-coloniale paupérisée, ce film dystopique décline les codes de l'afrofuturisme, un mouvement artistique de la contre-culture noire américaine, né dans les années 1960.
Dans la civilisation futuriste de Wakanda, on ne regarde pas en arrière - Black Panther © Marvel Studios |
Nope, un film-concept ambitieux
Dans un village reculé de Californie, Otis un dresseur de chevaux et sa sœur Emerald observent un changement comportemental soudain au sein de leur cheptel, quand survient la mort mystérieuse de leur père. Alors qu'ils tentent de maintenir à flot le ranch, d'autres phénomènes étranges vont se produire, six mois plus tard.
Passée la séquence d’ouverture terrifiante filmée à distance, le spectacle tire sa révérence. A ceux qui s'attendent à un thriller horrifique, un film de science-fiction ou un western, sachez que Nope est tout cela et que dans le même temps, il n’est rien de tout cela. On aurait pu croire à un remake de Cowboys et envahisseurs mais nope, c'est un faux blockbuster. Une œuvre transgenre et passionnante dans sa revisitation des mythes hollywoodiens qui nous rappelle d'entrée de jeu que le premier film de l'histoire du cinéma - issu de l'assemblage de photos de Muybridge - montrait durant deux petites secondes un jockey noir sur un cheval au galop. Nope est un film-concept foisonnant d'idées, un véritable manifeste artistique et politique doublé d'une déclaration d'amour au cinéma. Son ambition est claire : réécrire l’histoire du cinéma en réintégrant les minorités invisibilisées et réaliser de nouveaux classiques. Prétentieux Jordan Peele ou simplement ambitieux et trop conscient de son talent ?
Jordan Peele, le mystificateur
Quelle que soit la réponse, rarement un film aura autant nourri les interprétations et c'est plutôt bon signe, le signe que le cinéma a toujours des choses à dire et qu'il y a matière à en débattre et à produire du sens. Et dès l’affiche du film, le ton est donné : l’image fascinante et poétique d’un cheval en apesanteur dans un ciel nocturne étoilé est une scène qu’on attend... mais qui n’existe pas dans le film - du moins pas sous cette forme - alors que la figure animale est associée au thème des rapports de domination, pierre angulaire du récit. Tout sera de la même veine avec le bon mystificateur Jordan Peele qui joue avec les codes du cinéma de genre tout en déjouant les attentes du public. A la fois chef cuisinier et serveur vaporeux, il vous livre un menu alléchant et un apéritif explosif avant de vous faire languir sans jamais vous apporter les plats que vous aviez commandés, tout en vous guidant sur les pas d'un festin allégorique. Ce qui n'aurait pu être qu'un corpus de notes préparatoires de travail devient la matière même de Nope. Du méta-cinéma en somme, tout comme l'indique la scène ironique sur fond vert qui pourrait être une synthèse du film dans le film.
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A première vue, les personnages semblent être de purs archétypes. On ne sait quasiment rien d’Otis Junior (Daniel Kaluuya), sinon qu’il est un jeune homme taiseux voire apathique, doté du sens du devoir. Idem pour sa sœur Emerald (Keke Palmer), lesbienne extravertie et frivole, politiquement engagée, qui voit ses velléités d’actrice contrariées. Le duo antinomique existe essentiellement à travers son statut de descendant du jockey noir. Quant à Angel (Brandon Perea), c'est un technicien numérique qui s'improvise ufologue. Ricky (Steven Yeun), l'ex-enfant acteur de sitcom insipide est devenu gérant/animateur d'un Disneyland de pacotille version far-west. Enfin, Antlers (Michael Wincott), le directeur photo mégalo et has been, s'estime grand artiste mais cachetonne dans le milieu de la pub. Tous semblent réduits à leur seule fonction.
Otis Jr en mauvaise posture dans Nope © Universal Pictures - Monkeypaw Productions |
Mais attendez voir qu'on gratte un peu sous les sabots des chevaux. Primo, le casting met en avant la diversité, au-delà de la seule communauté noire, ce qui confère aux propos de Peele un caractère plus universel. Secundo, tous les protagonistes représentent les métiers invisibles, satellites d'une industrie du spectacle qui les déconsidère. Tertio, l'onomastique - l'étude des noms propres via leur étymologie - est trop porteuse de sens pour n'être que le simple fruit du hasard.
La symbolique des noms
D'après sa racine anglaise, Otis signifie prospérité mais aussi "celui qui entend bien" dans sa version grecque. Emerald est le terme anglais pour émeraude, ce qui la renvoie au désir de reconnaissance sociale et/ou à la cupidité. Antlers Holst signifie littéralement "bois de cerf", soulignant l'arrogance du personnage qui se prend pour le roi de la forêt. On peut voir dans son destin funeste une transposition du mythe d'Actéon le chasseur (d'images), observant à son insu le corps nu d'Artémis, déesse de la nature sauvage (le nuage). L'offense commise, Artémis le transforme en cerf qui sera dévoré vivant par ses chiens. Angel Torres se traduit par "l'ange des tours", soit la vigie qui surveille à distance les cieux de la cité des anges (Los Angeles) par caméras numériques interposées. Quant à Ricky "Jupe" Park, il s'agit du parc de Jupiter bancal, Jupiter's claim étant le nom du parc d'attraction, autrement dit "la réclamation" - au sens de créance - du dieu suprême romain et dieu du ciel, considéré comme le roi de la métamorphose (le nuage). Ricky le pêcheur devra rendre des comptes afin que l'ordre du monde cosmique, qu'il a déséquilibré, soit rétabli. En substance, il y a là, déployée, toute l'ampleur d'une symbolique protéiforme ancrée dans la mythologie gréco-romaine, le judéo-christianisme et les contes, où le récit teinté de moralisme prévaut sur la complexité des personnages.
Une réponse à Don't look up ? Emerald, Ricky, Otis et Angel dans Nope © Universal Pictures - Monkeypaw Productions |
Un conte existentiel
Par ailleurs, le binôme Otis / Emerald ne représente-t-il pas les deux faces de la communauté noire américaine prise entre deux feux : résignation et désespérance d'un côté, militantisme et désinvolture de l'autre ? Si dans la première partie du film, Emerald paraît si exaspérante, sa volubilité et ses gesticulations ne sont que l'expression d'une tentative désespérée d'exister, masquée par une désinvolture factice. Triplement dominée puisque femme, noire et lesbienne, sa mise à l'écart sociale se redouble encore au niveau familial (la loi du père). Elle est la personnification même d'une mécanique d'oppression démultipliée, à laquelle répond son besoin permanent d'occuper l'espace face à l'angoisse dévorante d'être invisible ou effacée, comme son arrière-arrière grand-père, le cavalier noir resté dans l'ombre de l'histoire du cinéma.
La Terre-Mère ombragée par le Ciel-Père - Nope © Universal Pictures - Monkeypaw Productions |
Si, dans le récit, Otis et Emerald sont tous deux célibataires sans descendance, on peut supposer que leur statut d'orphelins les enferme dans cette situation. Orphelins réels quand le père meurt et que la mère est absente - à moins qu'ils ne soient figurés par la Terre Mère et le Ciel Père - et orphelins symboliques (l'ancêtre cavalier anonymisé). Toutefois, cette fratrie orpheline, en tant qu'héritière d'une famille de dresseurs de chevaux, constitue le chaînon manquant d'une filiation cinématographique fantasmée, dont la finalité est de redonner une identité collective aux acteurs noirs des débuts du cinéma et de rebâtir une généalogie jusqu'ici en déshérence. En définitive, le processus d'identification opère parce que chaque personnage est un élément symbolique d'un récit initiatique, avec son cortège d'épreuves à surmonter, pour survivre et surtout renaître à soi-même. Soit le cheminement d'une identité collective assumée - dans le militantisme pour Emerald et dans la préservation d'un patrimoine chez Otis - à une identité individuelle naissante. Se délestant d'une prose explicative au profit d'un langage symbolique, Nope, jusque dans ses personnages archétypaux et leur destinée, adopte la structure des contes et, ce faisant, s'adresse résolument à notre inconscient.
Emerald (Keke Palmer), un personnage qui a littéralement soif d'amour - Nope © Universal Pictures - Monkeypaw Productions |
L'image manquante, Rithy Panh (2013) © Catherine Dussart Productions / Arte / Bophana production |
Un petit tour dans le décor de Jupiter's claim ou comment rentabiliser le film Nope jusqu'au noyau © Universal Pictures |
Cette scène avec Ricky et le singe Gordy ou la revisitation de E.T. l'extraterrestre - Nope © Universal Pictures |
La révolte des chiens © White god |
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